Titre: Images et Représentations de la Folie : de l'autre côté du miroir de la normalité
Date: 2001
"C´est lorsque les normaux et les stigmatisés viennent à se trouver matériellement en présence les uns des autres, et surtout s´ils s´efforcent de soutenir conjointement une conversation, qu´a lieu une des scènes primitives de la sociologie, car c´est bien souvent à ce moment-là que les deux parties se voient contraintes d´affronter directement les causes et les effets du stigmate." Erving Goffman, Stigmate
Voir ailleurs (Salvador de Bahia, Brésil) et voir autrement (à travers l'objectif d'une caméra photographique et vidéographique) et découvrir, presque la même chose, voire ce que l'on attendait, au delà de l'exotisme, en cherchant à y voir et rencontrer les folies ordinaires, quotidiennes et pathologiques d'un groupe de femmes, internées dans un hôpital public de santé mentale, un hôpital "psychanalytique". Comment voir la folie des autres? Comment la comprendre à partir des images que l'on s'en fait et qu'elle diffuse irrémédiablement dans le champs des interactions sociales? Comment l'expérimenter anthropologiquement entre construction et révélation? Cet article propose une réflexion en images autour d'une expérience d'anthropologie visuelle du corps appliquée au vaste thème de la folie féminine (2).
En revoyant les images de la folies, rendues publiques par des psychiatres "visualistes" comme les docteurs Charcot, Luys, Bourneville et Régnard, Londes et Duchenne de Boulogne, puis en cherchant à élucider les relations entre ces images et les manifestations de la folie, j'ai suivit deux parcours de terrain : le premier cherche à penser les relations entre les "images du corps"(3) et la folie, tandis que le second s'appuie sur mes propres expériences de terrain anthropologique, effectuées au sein de l'hôpital Juliano Moreira à Salvador(4). A partir d'une méthodologie appliquée à mes terrains de recherche antérieurs ( Hygiène corporelle parisienne(5) et Culte du corps à Rio de Janeiro(6) ), définie comme une anthropologie visuelle du corps, j'ai réalisé une recherche de terrain d'une durée de huit mois dans un Hôpital de Salvador, en focalisant mon regard sur l'aspect audiovisuel du monde social et matériel d'un groupe d'internées et en cherchant à comprendre la façon dont cet univers était vu et vécu subjectivement par ces femmes.
En passant de l'autre coté de la normalité en produisant des images et des enregistrements sonores comme données de recherches, j'ai essayé d'ouvrir un espace de réflexion interdisciplinaire (Psychiatrie, Psychologie, Psychanalyse, Anthropologie visuelle et sonore, Anthropologie du corps, Herméneutique...) et réflexif (en tenant compte de mon contre-transfert et de mes à-priori) afin de mettre en évidence non seulement la prolifération des discours et des représentations que la folie suscite mais également la polysémie de la folie en soi. Pour renouveler le discours sur la folie, une des possibilité évoquée par le directeur de l'hôpital Juliano Moreira, consiste à se diriger vers le patient sans aucune connaissance préalable et se soumettre complètement à la narration des délires et des performances en jeux dans cet espace clos.
Les psychanalystes lacaniens se posent comme des "secrétaires de la psychose" et considèrent cette entrée dans le monde psychique de leurs patients comme une forme de psychanalyse sur le vif. En entrant dans "le laboratoire tragique des cliniques psychiatriques, où l´étude des démontages des gestes humains projette parfois de si vives lumières sur les lois profondes qui en commandent la marche normale" (Jousse,1974:12), j'ai résolument suivi les perspectives de recherche ouvertes par Erving Goffman et David Le Breton, en cherchant à observer les échanges de regards et le langage corporel dans un champs de visibilité mutuelle et de co-présence. En réalité, cette tentative d'observer la folie à partir d'une anthropologie visuelle et sonore ne prétend pas expliquer la folie en soi, mais simplement élucider et interpréter ma propre interaction avec le groupe de patientes que je rencontrais régulièrement, en étudiant les visions qu'une personne "normale" peut construire de la folie en pénétrant pour la première fois dans son univers "officiel". Mon travail de terrain s'est concentré dans l'espace féminin et plus particulièrement dans ce que Goffman appelle les "espaces libres" - espaces dans lesquels le patient peut, avec une certaine amplitude, se livrer à des activités interdites en d'autres lieux. Dans ce qui apparaît clairement comme un "non-lieux" (Augé, 1992), un grand couloir à l'air libre, mon expérimentation a prit la forme de sessions d'enregistrement d'images et de sons, dans lesquelles ma propre interaction-filmée occupait le rôle central, vu "qu'il faut sans cesse agir et justifier l'action, sous le regard d'autrui et que l'hôpital est un endroit d´observations intenses et croisées." (Peneff, 1992) A partir de cette expérience de visibilité mutuelle et outillée, je me suis demandé comment je voyais la folie en interaction avec ces patientes, en entrant, sans blouse blanche, dans leurs délires et performances et finalement j'ai cherché à voir comment je pouvais distinguer le normal du "pathologique" à travers les images et les sons que j'avais entre les mains et surtout à l´esprit?
1. Images de la psychiatrie au XIXème Siècle: du regard clinique au regard anthropologique
"La visibilité est un piège."
Michel Foucault
L'anthropologie et, avant elle, l'ethnographie, a toujours été fascinée par l'apparence corporelle de l'Autre. Jusqu'en 1950, le corps était considéré comme le meilleur moyen de comprendre les différences culturelles, une véritable clé pour étudier scientifiquement les différences ethniques, esthétiques et éthique qui se reflétaient sur sa surface. C'est à partir de cette vision du corps comme preuve visible, que le racisme scientifique se développe, donnant naissance à deux nouvelles disciplines : l'anthropologie physique et l'anthropométrie. Sans aucun doute, ces nouveaux "savoirs" sur le corps, en créant de toute pièce la notion de type, ont influencé profondément l'utilisation de la photographie en psychiatrie. Dès lors que le corps était vu comme une preuve, une évidence des différences humaines, les scientifiques pensaient le corps comme "symptôme" et imaginaient, dans cette logique, que les différences psychologiques et culturelles s'exprimaient exclusivement à travers son apparence, ses signes visibles. En pensant le corps comme un simple indicateur visuel de l'émotion, comme symptôme de l'âme, les psychiatres du final du XIXème siècle, fascinés par la récente invention de la photographie, crûrent fermement en son caractère "scientifique" et tombèrent tous dans l'illusion épistémologique et méthodologique d'une photographie médicale. A partir du final du XIXème siècle, le regard porté sur la maladie et sur le malade changent irrémédiablement, tout comme changent les représentations du corps et les visions de ce dernier. Les psychiatres de cette époque considère le corps comme un écran sur lequel se projettent les conflits intérieurs et espèrent rendre visibles les traits spécifiques et la physionomie symptomatique du fou. Dans les premières collaborations entre la photographie et la psychiatrie, "la photographie ne servait pas seulement à identifier les patients mais elle aidait à reconnaître les symptômes, à élaborer les typologies noséographique des maladies mentales et finalement pouvait servir de substrat thérapeutique."(Samain,1992). En réalité, le regard clinique qui apparaît à la fin du XIXème, cherche à comprendre les maladies mentales en les rendant visibles au niveaux de l´apparence corporelle. En passant de la maladie mentale "invisible" au stigmate corporel photographié, les psychiatres semblent ne pas avoir pris conscience, aveuglés par le contexte général de visualisation des maladies (catalogues des maladies de peau et des malformations physiques, rayon X...) et par l´illusion réaliste de la photographie, que le corps signifiant, porteur de messages passibles d´interprétations de la part du médecin et du patient dépend également des représentations sociales du corps et de la maladie. Ainsi, la photographie était considérée comme une aide précieuse pour décrire, nommer et classer les différentes maladies "mentales", vu que le corps livrait finalement ses profondeurs au scalpel de la photographie. La psychiatrie n'a pas échappé aux pièges de la visibilité dont parle Foucault, et, dans l'immense oeuvre photographique de Charcot, le rôle joué par l'image dans le déchiffrement des troubles mentaux montre à quel point, tout le savoir sur la folie reste intimement lié aux images et autres représentations sociales de la folie. De Charcot, nous passons à Freud, de Freud à Lacan et il semble finalement que, tout comme le racisme scientifique, le rôle de l'image dans la compréhension de la folie soit plus profond qu'il n'y parait à première vue et qu'il continue, de nos jours, à orienter profondément les diagnostics en psychiatrie clinique tout comme en psychanalyse. A partir de la relation ambiguë entre l'apparence et le nature des maladies dites "mentales", ces représentations médicales de la folie invitent à questionner la nature même de l'image : "Qu´est-ce aujourd´hui que l´image : un objet bien réel que l´on manipule? Une construction spirituelle que l´on accole aux choses et aux hommes? Un élément important du dossier médical?" (Escande J-P, 1995) Peut-on encore croire aux pouvoirs de révélation de l'image?
A les regarder de plus près, ces images de la folie apparaissent toutes comme des figures de la douleur, car "en image", la souffrance de l'autre n'est plus un simple discours mais apparaît de façon hyperbolique. Ces images montrent également que les médecins-psychiatres du XIXème siècle n'imaginaient pas à quel point leur propre présence influençait les scènes de folie qu'ils enregistraient : le processus complexe de création d'images de la folie ne confronte pas directement le médecin-photographe à son patient, mais plutôt l'artiste-photographe et le patient, ce qui est bien différent. Produire une image de l'autre, c'est également voir, écouter et participer à son histoire personnelle, et dans ce sens, les images ne peuvent pas servir à décrire, définir et identifier les symptômes de la folie, mais doivent accompagner de façon réflexive et révélatrice le discours et les incertitudes du chercheur : son "appréhension" subjective de la folie. L'image en soi, tout comme le corps, cette autre "image", est une fiction culturelle, une réalité révélée, qui obéit plus à la logique du point de vue qu'à une logique de vérité : ni l'image ni le corps ne peuvent servir de preuve scientifique dans une recherche anthropologique. Ce que les images du corps peuvent produire, se sont des rencontres de sens, des croisements de regards, qui permettent parfois de déjouer les pièges du réel et d'étudier les iconologies en oeuvre dans les différentes interprétations de la folie. Comme le rappelle David Mac Dougall, "si l'anthropologie s'est toujours intéressée au visuel, son problème a toujours été de savoir comment le traiter." (1997), et ce problème heuristique apparaît comme intimement lié à ceux qui surgissent avec les notions maussiennes de "personne" et de "technique du corps". C'est pourquoi, en cherchant à ne pas me perdre dans les labyrinthes d'une anthropologie "mentale", j'ai considéré la folie comme un "fait social total" (Mauss, 1950) qui doit être abordé tant comme un indice de chute sociale que comme le mystère d'un des plus puissants symboles négatifs du social. Après avoir contextualisé ma pratique de terrain, il me semble important d'aborder maintenant les "techniques du corps" dans le contexte a-normal, extra-ordinaire et extra-quotidien de la folie féminine.
2. La folie sur l'écran des corps: Interactions et révélations.
"L´idiot est celui qui ne joue avec aucune forme, le
perturbé est celui qui en joue trop. Le premier reste
bouche bée, le second demeure intarissable. L´un
s´entête à ne rien exprimer, l´autre
à tout dire..."
Alain Gauthier, Du
visible au visuel
Dans ma pratique de l'anthropologie, les corps et leurs images me servent de catalyseurs de sens, de fils directeurs de mes observations et analyses. D'une certaine manière, l'anthropologie visuelle et sonore permet de stimuler un nouveau regard sur le corps et je commence toujours pas constituer un vaste corpus d'images (produites ou empruntées) avant d'aborder les détails significatifs des différents usages sociaux du corps à travers l'analyse de leurs représentations. Dans cette interprétation des images, mon regard sur le corps est profondément orienté par les travaux de David Le Breton, qui invite à penser le signifiant corps comme une "fiction, mais une fiction culturellement opérante et vivante" (Le Breton, 1992 :36) et à le considérer comme un "observatoire privilégié des imaginaires sociaux et des pratiques qu´ils suscitent." (Le Breton, 1992:41). Dans cette expérimentation anthropologique, la notion de "corps" apparaît comme le point de rencontre et de tension signifiante entre les Sciences Humaines et les Sciences de la Santé, c'est pourquoi, en pensant le corps comme direction de recherche et non comme une réalité en soi, j'ai tenté de l'utiliser comme une interface entre l'observation et l'interprétation, entre le concret et l'abstrait, entre le visible et l'invisible. Dans la lignée des réflexions de Merleau-Ponty, j'ai également considéré mon propre corps comme "mon point de vue sur le monde", comme "la sentinelle discrète" de mes observations sur le terrain. A partir de cet entrelacement de visions, j'ai rapidement remarqué qu'il existe de multiples façons de penser et de voir le corps du "malade mental" et que dans cette recherche, les notions de personne et de corps devenaient presque synonymes étant donné que la maladie mentale est une pathologie incarnée du lien social. David le Breton, note que "la psychanalyse vient briser l'un des verrous qui maintient le corps sous l´égide de la pensée organiciste. Freud montre la malléabilité du corps, le jeu subtil de l´inconscient dans la chair de l´homme." (1992 :17) Dès lors, comment penser les relations signifiantes qui se tissent entre le visuel, le corporel et le culturel dans le contexte très particulier de la folie féminine? Comment analyser anthropologiquement les images des corps interactants, produites au sein de l'hôpital J.M.? En Anthropologie, les représentations en images des corps individuels se heurtent irrémédiablement à cette double ambiguïté heuristique : que faire d'images qui ne montrent qu'une infime partie du moi visible d'une personne immergée dans une certaine culture et à un certain moment? En considérant le corps comme une image que l'individu projette de soi-même, il convient alors de prendre conscience de la double mise en abîme à laquelle les images du corps invitent le chercheur.
Dans le cadre de mon interaction filmée avec les patientes de l'hôpital J.M, j'ai observé à posteriori, les mouvements du corps comme un écran révélateur de l'affectivité et de la symbolique corporelle en jeux au cours de ces rencontres. Le Breton explique que la symbolique corporelle varie suivant la condition culturelle, la condition sociale, l'âge, le sexe, l'histoire personnelle et le contexte de l'interaction. Dans le cas spécifique de la symbolique corporelle anormale, "la dissociation entre les mouvements extérieurs du corps et le cours des idées n´indique ni que l´unité entre le corps et l´âme s´est défaite, ni que chacune des parties ait retrouvé, dans la folie, son autonomie. Sans aucun doute, l´unité demeure compromise dans sa rigueur et sa tonalité." (Foucault,1973:231). Dans ce sens, c'est toute la symbolique corporelle qui révèle l'affectivité mutuelle en jeu dans la rencontre entre le chercheur et les patientes de l'hôpital qui est rendue visible par la médiation du matériel audiovisuel.
Si l'on considère le corps comme un tissu social d'inscriptions symboliques, il apparaît que, dans le cas limite de la folie, le corps cesse de répondre à la conscience collective, habitus ou biopouvoir ambiant, et ne répond plus aux pouvoirs d'auto-régulation sociale de sens commun parce qu'il est soumis directement aux systèmes de régulation de la folie offerts aux patients par l'équipe dirigeante de l'hôpital. On remarque rapidement que la folie apparaît dans les interactions sociales comme un type de performance a-sociale, et que les différences, perceptibles à la surface des corps, font effectivement la démonstration d'un manque de rigueur, tenue et tonalité très caractéristique. Le spectacle de la folie offre à la vue une totale déconstruction et décontextualisation d'actions et de gestes, qui restent souvent aux frontières des actions et des gestes les plus élémentaires et anodins de la vie quotidienne. Dans ses aspects sonores, la folie est à la fois polyphonique et faite de longs monologues : chacun semble parler pour soi mais à quelqu'un, et l'irrespect du chacun son tour élève souvent le volume sonore de ses dialogues, qui n'en sont pas. Dans l'état de folie, la "personne" vit une relation fantasmatique avec son corps, qui devient visiblement ce réel-plein d´irréel dont parle souvent Merleau-Ponty.
Mais avant de considérer la folie comme une performance, il me semble important d'analyser l'activité qui consiste à filmer la folie des autres(7) comme une performance anthropologique. Dans son célèbre essai sur la folie, Foucault invite le lecteur à une totale redécouverte du visible, et je pense que c'est cette volonté de montrer ce qui reste en grande partie invisible, retranché entre les murs des institutions psychiatriques, qui a alimenté profondément cette recherche. En ayant envie de voir la folie, j'ai commencé à percevoir et à penser l'image de l'autre, non pas comme l'image que je voyais devant moi, mais comme l'image qui me regardait et m'interpellait dans ma propre normalité. Ces effets de contagion et d'interrogation de l'image m'ont déstabilisés en me montrant à quel point le regard du fou était capable d'inquiéter l'édifice de notre vision du monde. Je pensais n'avoir jamais rencontré de "vrais" fous et maintenant, un peu comme l'aliéniste de Machado de Assis, j'en repérait à tous les coins de rue. Dans l'idée de mettre en place un regard en miroir, qui serait idéalement le contraire du regard panoptique, je cherchais à mettre en évidence le fait que "l´altération est socialement transformée en stigmate, la différence engendre le différent. Le miroir de l´autre n´est plus susceptible d´éclairer le sien propre. A l´inverse, son apparence intolérable met en question un instant l´identité humaine, la précarité inhérente à toute vie." (Le Breton, 1992 :94)
Dans mon expérience de tournage à l'hôpital J.M., la situation d'interaction m'interdisait de dissocier la paire voir-être vu, et la recherche est rapidement devenue une interaction personnelle avec la folie, interaction dont je gardait traces, notes et sensations au travers des images et des sons que cette rencontre de faceà face produisait de façon expérimentale. C'est pourquoi, mon regard s'est concentré beaucoup plus sur l'effet du stigmate qu'autour d'une tentative d'interprétation des causes des malaises que l'inexpertise de mon regard ne me permettait pas de comprendre fondamentalement. Sur le terrain, la logique de négociation entre celui qui filme et les protagonistes des images est toujours un mode négocié de voir et d'être vu : la première fois que je suis entré dans l'aire féminine avec une caméra à la main, je voulais mettre en pratique ce que Jean Rouch appelle "l´anthropologie partagée", qui consiste à impliquer les protagonistes à la production des images et à la mise en place du scénario. En invitant toutes les patientes à collaborer à la production du film, je me suis rapidement retrouvé très "embarrassé", tant pour filmer (le champs de la caméra et le volume sonore, surchargés, ne me permettaient ni de voir ni d'écouter, encore moins de comprendre ce qui se passait autour de moi) que dans mon espace physique (mon corps est devenu l'objet de toutes les interactions, le support passif de nombreux alo-contacts, et c'est la seule fois où, en me sentant agressé, j'ai résolu de sortir sur le champs.) A partir de ce premier essai d'interaction avec la folie, j'ai pris conscience du fait que mon travail d'observation impliquait une nouvelle gestion de mes gestes, regards et autres comportements d'interaction sociale et que la seule chose à laquelle je pouvais vraiment collaborer était la folie elle-même, en entrant avec empathie dans les dialogues, les délires et les performances que ma présence stimulait, sans pouvoir orienter ou contrôler quoi que ce soit.
"Viens que je te montre tout, en avant, suis-moi!" (8) Quand je filmais (9), les patientes me suivaient, me guidaient dans leurs folies et les premières questions étaient toujours relatives à ma différence, à mon apparence étrangère : "Qui est tu?" "D'où viens tu?" "Qu'est-ce que tu fais ici?". Dans une tentative d'explication simple du travail d'un anthropologue visuel, j'expliquais alors que je n'était ni médecin, ni psychiatre, ni thérapeute, et que je voulais filmer la vie quotidienne au sein de l'hôpital. "Tu es un père de saint, un prince, un ange..." "Comme tu es beau, tu rayonnes!" : leurs réponses, indiquaient qu'elle m'observaient elles aussi et se faisaient de moi une image qui ne correspondait pas vraiment à la réalité, premier glissement caractéristique d'une pathologie du lien social et surtout qui me révélait que, pour elles, j'étais un homme avant d'être un chercheur, et que je ne pouvais pas oublier le fait que l'observation-participante est l'exposition volontaire de son propre corps et de sa personnalité aux imprévus et aux aléas du terrain, moments vécus dans lesquels le sexe de l'observateur joue un rôle central.
3. La folie comme performance: les pathologies des interactions sociales
"La
performance est ce qui brise les frontières entre
les disciplines et les langages, un regard sans compromis
avec tous les mouvements antérieurs."
Richard Schechner
Pour Goffman, la totalité des activités d'un individu, réalisées en présence d'autres individus et qui produisent un effet, quel qu'il soit, sur ces derniers peut être désigné génériquement par le terme de performance, et il explique qu' il "n´existe pas d´interaction dans laquelle les participants ne courent pas un risque sérieux de se trouver légèrement embarrassés, ou au contraire un léger risque de se trouver sérieusement humiliés." (Goffman,1973:230) En cherchant à étudier les implications corporelles de ce que l'on nomme "maladie mentale", on découvre rapidement que l'immersion dans un état de folie implique des expériences et des performances corporelles qui ne sont pas reconnues par la communauté et que la folie est un fait social total, une maladie mentale, corporelle, sociale... D'une certaine manière, il est possible de voir la folie comme un effet social du fou sur les normaux, même si comme le remarque I. Joseph, "les symptômes mentaux, qui n´existent pas pour eux-mêmes, n´existent pas non plus par leur étiquette. Le fou n´existe pas seulement dans le regard des autres." (1998:88)
"Suis-je belle?" Lors de mes interactions avec les patientes de l'hôpital, la majeure partie des dialogues était alimentée par les questions de présentation de soi et d'apparence physique. "La présentation physique de soi semble valoir socialement pour une présentation morale... La mise en scène de l´apparence livre l´acteur au regard évaluatif de l´autre." (Le Breton, 1992 :97) et, en ma présence, les femmes que je rencontrais cherchaient toujours à maîtriser les impressions que je pouvais me faire de leur état actuel, et surtout devant ce qu'elles appelaient, la "télévision pour voir" (10). A travers la mise en pratique de nombreux rituels de présentation, elles me montraient également qu'elles avaient pleinement conscience du fait d'être filmée et qu'elles savaient encore se préparer avant d'entrer en scène, dans le champs de ma caméra ou dans celui de mon regard. Se peigner, se laver le visage, s'essuyer les contours de la bouche, s'habiller ou se déshabiller, se maquiller, se mettre des bijoux... les stratégies de présentation de soi étaient nombreuses et souvent réalisées avec le plus grand naturel devant le regard de ma caméra. L'esthétique corporelle et la beauté apparaissent rapidement comme le principal centre d'intérêt de ces femmes, et j'étais très surpris par la quantité d'accessoires (11) dont elles disposaient pour palier à la difficulté, réelle et matérielle, de prendre soin de soi et d'entretenir son apparence physique au sein de l'hôpital. Cette préoccupation constante chez ces patientes d'entretien de la "façade personnelle" démontre à quel point les relations entre maladie et beauté sont profondes et significatives. Dans le cadre de cette expérimentation audiovisuelle, le regard-miroir de ma caméra semblait accentuer plus encore cette recherche d'une bonne image de soi : a partir du moment où le patient entre à l'hôpital, des changements profonds bouleversent sa carrière morale et l'image qu'il se fait de lui même, comme celle que son réseau social se fait de lui, se transforment irrémédiablement en troublant ses repères de visibilité et d'introspection.
En enlevant les vêtements de son ancien moi - ou en ayant ses vestes arrachées - la personne peut ne plus sentir ni le besoin de s'habiller ni celui de se préparer avant d'apparaître en public. Au contraire, elle peut apprendre, au moins pendant une certaine période, à présenter, devant tout le monde, les arts immoraux de l'absence de pudeur." (Goffman,1973 :221) Les femmes qui désiraient être filmées ou photographiées, celles qui se communiquaient régulièrement avec moi, n'étaient pas celles qui vivaient leur folie repliées sur elles-mêmes (en passant la majeure partie du temps sous l'effet somnolant des médicaments ou tout simplement en s'isolant des autres patientes et de la caméra...), mais toujours les mêmes, les plus réveillées, animées et performatives, que cherchaient à se replier sur l'interaction elle-même. Dans ce contexte, l'absence de pudeur était frappant et les limites entre présentation de soi et provocation sexuelle s'estompaient pour laisser place à mon embarras lié à la nudité: "face à ses acteurs, le système d´attente n´est plus de mise, le corps se donne soudain avec une évidence incontournable, il se fait embarrassant. Il devient difficile de négocier une définition mutuelle de l´interaction hors des repères coutumiers. Un jeu subtil s´immisce dans la rencontre, engendrant l´angoisse ou le malaise." ( Le Breton, 1992 :93) Ce déraillement de la rencontre semblait être renforcé par le fait que je fabriquait des images et rapidement, les patientes les plus provocantes ont compris que mon propre regard était moins important que celui de ma caméra, elles commencèrent à délaisser mon corps observant, à respecter mes distances intimes, afin de se concentrer sur l'acte filmique lui-même, en inventant de nombreuses stratégies pour entrer dans le film, dans le champs de ma caméra.
"Elle m'a volé mon peigne (en pleurant)... cette femme m'a volé mon peigne jaune..." Etant donné l'importance que ces préoccupations avec l'apparence constituent dans la vie quotidienne des patientes de l'hôpital, les accessoires de beauté et les luttes inter-individuelles pour utiliser les moyens disponibles (accès à la salle de bain, regards dans le miroir...) sont apparues comme l'essentiel des sujets de tension entre les patientes et l'objet de nombreuses disputes. Dans l'aire hospitalière, le patient n'a plus accès à sa réserve d'informations, sa façade personnelle est en friche et j'ai observé que les patientes créaient de nombreuses stratégies de substitution afin de reconstruire leur image personnelle, leur apparence visuelle. Les difficultés esthétiques, engendrées par le contexte d'internement, expliquent en grande partie les agressions et autres attaques qui constituent les interactions routinières au sein de l'aire féminine : disputes que peuvent apparaître comme des régressions infantiles à première vue mais qui doivent être comprises comme des moyens de substitution de la construction de l'image de soi, des lutes pour l'apparence. Les crises et les attaques s'intensifiaient quand les patientes voulaient se voir dans le miroir de ma caméra et quand plusieurs d'entre elles se disputaient mon attention. "Cet homme n'est pas à toi!" Mes interactions créaient indéniablement une certaine jalousie et à certains moments ma présence devenait conflictuelle : "Pose moi des questions!" "Tire mon portrait!" "Filme ma main!". Dans ces moments de repli sur l'interaction, les alo-contacts agressifs, les insultes et autres vexations échappaient totalement à mon contrôle."Satan, diable, peste, immondice, folle, criminelle, lesbienne, droguée, pute....". A partir de l'image qu'elle construisaient verbalement les unes des autres, elle cherchaient à former, par contraste, l'image qu'elles voulaient que je me fasse d'elles par opposition à celle qu'elles se faisaient des autres "folles" : dans ce sens, le fou, c'est toujours l'autre.
"L'interné tend à
créer une histoire, une stratégie, un conte triste,
un type de lamentation et de défense qu'il raconte sans
cesse à ses compagnons comme une façon d'expliquer
sa basse position actuelle." (Goffman,1973:173 ) Dans l'hôpital
J.M, les patientes, dans de vrais délires confessionnels,
me racontaient leurs histoires, leurs versions de la réalité
et répondaient avec empathie et spontanéité
à la seule question que j'avais résolu de ne pas
poser directement:
- "Qu'est-ce que vous faites ici?"
- "Je suis ici pour travailler!", "Je suis
psychologue et je suis ici pour aider les personnes déficientes"."
Mon Père de Saint m'a demandé de faire un culte
à Oxalá, il a lavé ma tête et il a
tout retiré..." . "Je suis la fille des photos
de la télévision, je travaille dans le porno et
j'ai arrêté parce que vous ne m'aidez pas... je suis
enceinte et je veux élever mon enfant". "ça
va faire huit jours que je suis ici, mais je ne suis pas rentré
comme folle, non, je suis venue pour apporter l'aide de Jésus
Christ, c'est lui qui m'a demandé de venir ici, sinon toutes
ses vieilles, ses folles allaient sentir tellement mauvais!".
"Avec la marijuana, on devient folle!". "Je vais
sortir d'ici aujourd'hui!"...
Dans la carrière morale du malade mental, le passage du statut de personne à celui de patient, se fait sous le regard d'autrui, regards des autres patients et du corps médical (psychanalystes, médecins, infirmières, personnel d'entretien...) C'est pourquoi, en me racontant sans cesse les vicissitudes de leurs histoires, elles me montraient toujours à quel point la fou est, dans son expérience ordinaire et quotidienne, la figure typique de la "distance au rôle social" (Goffman,1973). Dans l'hôpital, les patientes, dont les compétences sociales étaient limitées par le contexte même de la rencontre, démontraient souvent une difficulté symptomatique à respecter les distances sociales et à ne pas envahir complètement la distance intime de l'autre. Les violations de ce que Goffman nomme "les territoires du moi" n'étaient pas suivies par des rituels de réparation (excuses, explication, gestes de recul...) et donnaient à voir le dérèglement profond de ces interactions. Dans ces situations, les mécanismes psycho-sociaux d'autorégulation ne fonctionnent plus et le "pathologique" apparaît de façon hyperbolique au coeur de l'interaction même. Dans le cas de la folie, la grammaire sociale des conduites déraille et les stratégies sociales deviennent de véritables performances asociales : "Les symptômes mentaux sont des actes accomplis par un individu qui proclame ouvertement devant les autres qu´il lui faut une idée de lui-même que son organisation sociale ne peut ni lui permettre ni influencer beaucoup. Il s´ensuit que, si le malade persiste dans son comportement symptomatique, il provoque nécessairement un ravage dans l´organisation et dans l´esprit des membres... Ce ravage indique que les symptômes médicaux et mentaux sont radicalement différents par leurs conséquences sociales et leurs caractère. C´est ce ravage que doit affronter la philosophie du maintien du milieu. C´est ce ravage que les psychiatres ont tristement échoué à considérer et que les sociologues ignorent quand ils traitent de la maladie mentale comme une simple question de désignation. C´est ce ravage qu´il nous faut explorer" (Goffman,1973:332).
Que signifie pour un anthropologue, cette collaboration avec le "ravageur" ou le "ravagé", dont le comportement attaque la syntaxe des conduites et détruit l'accord usuel entre la posture, le lieux et la position sociale? Il faut d'abord se positionner soi-même, faire "bonne impression", comme dit Goffman, mais alors, comment faire bonne impression d'anthropologue dans ce contexte déconcertant de pathologie du lien social? Dès le début de cette expérience, j'ai vu que les résistances inhérentes au terrain allaient paradoxalement constituer l'essentiel de mes observations, et dans ses résistances, il faut inclure ma propre résistance à la dite folie... En revoyant, a posteriori les interactions que j'avais vécu au sein de l'hôpital, j'ai remarqué que la folie peut être comprise et décrite comme un effet de contagion : la folie est contagieuse et c'est bien pour cette raison qu'elle est placée "hors du social". Dans les espaces libres de l'hôpital, j'avais remarqué que les alo-contacts et les auto-contacts étaient plus fréquents que dans un cadre "normal"(12) d'interaction, les gestes à l'autre, qu'ils soient d'agression ou de compassion sortaient du cadre de la compréhension pour se transformer en de véritables danses offertes à la cantonade, performances sociales totales. Isolé et perdu dans cette cacophonie de gestes et de sens, j'avais l'impression que ma présence et ma caméra stimulaient plus encore la folie, au point que je me demandais si, au delà de la folie même, ces femmes ne faisaient pas "les folles" devant moi, comme pour m'impressionner plus encore et me montrer que malgré leur état, elles n'avaient pas pour autant perdu, ni le sens du drame ni celui de la provocation sexuelle. Dans ce sens, mon intervention "en image" participait effectivement de la folie collective, en l'intensifiant et en la matérialisant dans le viseur de ma caméra. Pendant les tournages, les patientes envahissaient le champs visuel de ma caméra et je me retrouvait un peu comme dans le rôle du cameraman qui obéit passivement aux caprice des stars. Et, si au début de cette expérience, mon corps étaient le vecteur de toutes les interactions, rapidement, les patientes ont commencé à changer de comportement et à non seulement m'oublier pour se concentrer sur l'acte filmique lui-même, mais également à protéger mon corps filmant des alo-contacts de celles qui n'avaient pas encore compris ce que je faisait ou qui venaient d'être internée à l'hôpital : "Enlèves ta main du jeune homme!" "Laissez-le respirer!" "Laisses son bras" "Ne le touches pas! il n´aime pas ça!" "Il ne fume pas!" "Il n´arranges rien, il vient juste nous voir..."
Finalement, à travers cette expérience anthropologique, la folie apparaît au regard sensible de l'anthropologue non plus seulement par le biais des puissances de l'horreur et de l'aversion, mais le malaise et la tension laissent rapidement la place à la sympathie et à l'échange spontané, qui permet au chercheur de se libérer de la peur qui l'empêchait d'accomplir son activité principale : l'observation d'une situation d'interaction sociale. Dans ce sens, en explorant "en images" les ravages de la folie, on peut passer de la sidération à l'observation et les images viennent rapidement construire une sorte de filtre, un moyen de passer par l'art au travers de l'horreur, des déformations, du morbide et du scatologique sans perdre conscience de ce qui ce cache derrière ce que l'on voit. Si l'on essaye de penser l'image en dehors de la catégorie du "sujet" ( et la folie est bien une crise du "sujet"), l'image devient un événement structuré par un regard et on doit alors se demander de quoi ses images de la folie sont-elles le symptôme. Penser l'image comme symptôme, c'est aussi la laisser penser par et pour elle-même et la constituer en tant qu'objet anthropologique à part entière. A la fois épreuves et preuves, les images de la folie cherchent à toucher la sensibilité du voyeur en l'invitant à une interprétation qui ne les réduits pas à des textes. L'image est alors comme une rencontre qui se commente d'elle- même et j'espère que ces hallucinations visuelles permettront pour un instant que l'ambiguïté de la folie ne soit pas réduite par une mise en discours et que les représentations de la folie par le "normal" n'aveugle plus aucun corps médical.
Bibliographie
Assis, Machado de, O alienista, RJ, Ediouro, 1996.
Augé M, Non-lieux, Paris, Editions du Seuil, 1992.
Canguilhem G., O normal e o patológico, Forenze-Universitaria, RJ, 1978.
Devereux G., De l'angoisse à la
méthode dans les sciences du
comportement, Aubier-Flamarion, Paris, 1980.
Devereux G., Essais d'Ethnopsychiatrie générale, Gallimard, Paris, 1971.
Durand G., As estruturas antropológicas do Imaginário, Martins Fontes, SP, 1997.
Foucault M., Histoire de la folie à l'âge classique, folie et déraison, Gallimard, 1972.
Foucault M., Naissance de la clinique, PUF, 1963.
Foucault M., Vigiar e Punir, Vozes, 1977.
Goffman E., Manicômios, prisões e conventos, Editora Perspectiva, SP, 1974.
Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, t(1) La présentation de soi t(2) Les relations en public, 1959 et 1973, Editions de Minuit, Paris.
Jousse M., L'anthropologie du geste, Gallimard, 1974.
Joseph I., Proust J., La folie dans la place, Raisons pratiques n°7, édition de l'EHESS, 1996.
Joseph I., Erving Goffman et la microsociologie, PUF, 1998.
Le Breton D., Les passions ordinaires : anthropologie des émotions, Armand Colin, 1998.
Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, Puf, Paris, 1992.
Levi-Strauss C., Introduction à
l'oeuvre de Marcel Mauss, in Sociologie et
Anthropologie, Mauss M., Puf, Paris, 1950.
Malysse S., Corps à Corps : Regards
français dans les coulisses de la
corpolâtrie brésilienne, thèse de doctorat,
EHESS, Paris, 1999.
Mauss M., Sociologie et Anthropologie, Puf, Paris, 1950.
Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Gallimard , Paris, 1945.
Merleau-Ponty M., Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.
Merleau-Ponty M., L'oeil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964.
Peneff J., L'hôpital en urgence, Paris, Métailié, 1992.
Pujade R., Sicard M., A corps et à raison. Photographies médicales 1840- 1920, Paris, Marval,1995.
Simmel G., Sociologie et Epistémologie, Paris, PUF, 1984.